Cette prière accompagne, à partir de la fin du quinzième siècle, tous les abécédaires des livres d’heures. L’originalité des Heures d’Angoulême est de présenter le titre de la prière en pleine page, uniquement sous forme de lettres historiées soit un exercice qui semble unique en son genre parmi tous les livres d’heures. La deuxième originalité de cet abécédaire vient de ce que toutes les lettres sont empruntées à des graveurs allemands.
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Horae ad usum Parisiensem Livre d’Heures de Charles d’Angoulême Folio 1r Bibliothèque nationale de France, Département des manuscrits, Latin 1173
Les Abécédaires
Par quels mystères, ces gravures sont-elles arrivées à Cognac, en la Cour du Comte d’Angoulême, où s’exerçait, dans les années 1480, le talent du peintre Robinet Testard, l’enlumineur des Heures d’Angoulême ?
Le fait d’enluminer un titre de prière sous forme de lettres historiées semble être unique en son genre. Il existait cependant des précédents en matière d’abécédaires, dont peut-être, Robinet Testard, a-t-il pu s’inspirer ?
Giovannino de’ Grassi,Lettres gothiques h, i, k, l…, issues des Carnets de croquis, vers 1390, enluminure sur parchemin, 26 × 18,5 cm, Bergame, Bibliothèque Angelo Mai Image extraite du site Codices Illustres
Il est probable que Testard n’a jamais eu sous les yeux cet abécédaire car sinon il aurait tenté de s’en inspirer. Mais les graveurs allemands que Testard a copiés ont pu, eux, s’inspirer de ce document.
L’usage de lettres historiées dans les manuscrits est une tradition qui remonte aux premiers ouvrages liturgiques. Dans le sacramentaire[i] de Drogon, réalisé entre 845 et 855, une page sur deux ou trois fait l’objet d’une lettre historiée délicatement calligraphiée et dessinée.
Bibliothèque nationale de France, Département des Manuscrits, Latin 9428
Il en est de même dans le magnifique manuscrit Ms 0168 conservé à la Bibliothèque municipale de Dijon :
Moralia in Job par le futur Pape Grégoire le Grand (540-605) manuscrit du XII° s. (c. 1111) provenant de l’abbaye de Cîteaux, Dijon, Bibliothèque Municipale tome 1, volume 1, ms. 168, folio 4v°, initiale R, frontispice de l’Épître dédicatoire à l’évêque de Séville. POSSESSEUR Cîteaux, abbaye Notre-Dame Copyright notice © Institut de recherche et d’histoire des textes – CNRS Droits photo cliché IRHT ; droits collectivité, CNRS et MCC, Bibliothèque Municipale de Dijon
Les « Moralia in Job »[ii] de Grégoire le Grand offrent un exemple supplémentaire du degré de sophistication teinté d’une dose d’humour atteint par les artistes du Moyen Age dans l’écriture des lettres historiées :
Dijon – BM – ms. 0173 FOLIO/PAGE f. 007 Hommes et animaux combattant Initiale P du livre 18 – Folio 66 Jongleurs Initiale H du livre 24 et Initiale I du livre 21 Folio f 041 Lettre « I » formée par l’arbre qu’un moine est en train d’abattre, et dont un personnage en robe courte et fendue coupe les branches. Gregorius Moralia in Job 12e s. (premier tiers) Bourgogne POSSESSEUR Cîteaux, abbaye Notre-Dame Copyright notice © Institut de recherche et d’histoire des textes – CNRS Droits photo cliché IRHT ; droits collectivité, CNRS et MCC, Bibliothèque Municipale de Dijon
A partir du XVème siècle cependant, les abécédaires semblent se spécialiser dans des ouvrages à destination des copistes, des graveurs ou des imprimeurs comme le montrent les exemples suivants extraits du Macclesfield Alphabet Book acquis en 2009 aux Comtes de Macclesfield (Shirbum Castle) par la British Library :
Macclesfield Alphabet Book – Painted ribbon or banderolle alphabet in colours, of lower and upper case letters A to M (British Library) British Library Additional MS 88887
Macclesfield Alphabet Book – Letters in black ink O to T with figures of a Pope, fish, birds and monkey (British Library)
L’Abécédaire des Heures de Charles d »Angoulême
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De leur côté les graveurs semblent avoir fait évoluer leur art vers une spécialité de gravures de Lettres Historiées, sans doute en relation avec les métiers des cartes à jouer et ceux de l’imprimerie naissante. En effet ils ont dû recevoir de la part des imprimeurs des commandes spécifiques pour agrémenter l’impression des premiers livres.
On retrouve dans l’AVE MARIA de Testard l’influence au moins de deux Maîtres graveurs : celle du Maître ES (1420-1468) et celle du Maître de 1464.
Wikipedia Allemagne article Meister ES Pas de source identifiée
La lettre « A » ci-dessus a été récupérée par Testard pour deux emplacements peints de façon différente : le « A » de AVE et le deuxième du mot MARIA. L’inspiration de type zoomorphe est très habilement gravée.
Quant aux emprunts au Maître de 1464, dont le style, grotesque, faits de petits personnages, est beaucoup moins abouti que celui du Maître ES, j’ai pu repérer sur le site du British Museum, les lettres C, E, G, I, M, L, P, R et V:
Ecole Flamande Gravures sur bois Inventaire n°B10 1 à 23 – H 0,117 L 0,091 © The Trustees of the British Museum
Le site du British Museum nous donne le commentaire suivant : «Alphabet grotesque. L’alphabet complet se compose de 23 lettres (le J, le U et le W étant absents) et un motif de feuillage ornemental. Dans la présente édition, la lettre S est manquante et les lettres A, T et V ne sont que des fragments. Chaque lettre est encadrée d’une bordure de trois lignes. Les lettres A, B, H, N et Q sont partiellement peintes en vermillon (gravures du Maître de 1464) ».
Tout le talent de Robinet Testard est de marier ces styles grotesque et zoomorphe en peignant artistiquement les motifs de sorte qu’il n’y a plus de différence immédiate entre les lettres empruntées à l’un ou l’autre des deux maîtres graveurs. On notera que la lettre V a peut-être été également empruntée au Maître de 1464. Mais les motifs, sans doute jugés trop guerriers auront été alors remplacés par d’innocents anges musiciens.
Quant à la lettre « K » ci-dessus, qui n’apparaît pas dans l’AVE MARIA, on la retrouve en revanche dans le calendrier des heures d’Angoulême où elle est un mélange entre les lettres K et R.
Horae ad usum Parisiensem Livre d’Heures de Charles d’Angoulême Folio 1r Bibliothèque nationale de France, Département des manuscrits, Latin 1173
On pourra peut-être trouver une nouvelle parenté de l’abécédaire de l’AVE MARIA avec le Tudor Pattern Book dans lequel la lettre « A » est quasiment identique avec le premier « A » du mot GRACIA et les autres lettres manifestement inspirées de la même source voire copiées d’après Robinet Testard lui-même.
Source via Wikipedia The Tudor Pattern Book. Bodleian[iii] Library, Oxford University MS. Ashmole 1504
Mais le Tudor Pattern Book étant daté de 1504, il est probable que le dessin a été copié sur celui de Testard à moins que l’artiste n’ait adapté, comme Testard l’a fait vingt ans auparavant, les gravures allemandes du Maître de 1464.
A l’origine de cet AVE MARIA grotesque
Le résultat de l’AVE MARIA dans les Heures de Charles d’Angoulême est curieux mais pas vraiment convaincant car il ne sera pas copié par d’autres artistes ni reproduit par l’auteur lui-même dans son œuvre ultérieure malgré l’intérêt artistique de la démarche.
Ce contraste entre le côté assez lourd de cette accumulation de lettres historiées et l’œuvre du peintre, empreinte de finesse et de délicatesse, est une source de questionnement.
Il est possible que l’artiste ait voulu faire un essai limité à cet abécédaire. Mais aurait-il jugé bon d’intégrer, de sa propre initiative, cet essai à côté des magnifiques miniatures de Jean Bourdichon ou de son atelier ? Ne faut-il pas y voir également ou surtout, l’influence de son commanditaire ?
Le Comte Charles d’Angoulême, petit-fils de Louis d’Orléans, le frère de Charles VI et père de François 1er était le fils de Jean d’Orléans, « le bon comte », un passionné de livres et de littérature. Ce dernier avait commencé à constituer une bibliothèque d’une certaine importance, que son fils Charles possédé de la même passion, s’efforça de compléter en recrutant un illustrateur et enlumineur, le peintre Robinet Testard en 1481, dont il devait faire son valet[iv] de chambre en 1483. Il essaya d’abord d’exercer les talents du jeune Robinet Testard sur des ouvrages déjà enluminés en copiant ou en complétant des enluminures existantes. Puis, ayant été rassuré sur les compétences de son serviteur, il lui confia l’enluminure des Heures d’Angoulême, qui devait devenir le chef d’œuvre de Robinet Testard.
Horae ad usum Parisiensem Livre d’Heures de Charles d’Angoulême Folio 53v Bibliothèque nationale de France, Département des manuscrits, Latin 1173
Charles d’Angoulême faisait de fréquents séjours à la Cour du roi Charles VIII. A cette occasion, il passait voir les divers imprimeurs qui s’étaient installés à Paris. Ces imprimeurs collectaient de nombreuses gravures sur bois qu’ils commençaient d’utiliser comme illustration de leurs ouvrages en les réutilisant en tirages bruts ou en les peignant.
Il est possible que Charles d’Angoulême ait examiné ces procédés et ramené à Robinet Testard des tirages papier des gravures sur bois ou sur métal qu’il aurait pu ramasser chez ces imprimeurs libraires. Il aurait alors demandé à son peintre attitré, de reproduire ces procédés ? Ceci expliquerait déjà la présence de ces gravures à Cognac dans les années 1480.
Israhel van Meckenem, Saint George and the Dragon, c. 1465/1470 Source Images related to Copley’s Watson and the Shark in the National Gallery of Art collectionIl est étonnant en effet, que cette technique particulière de peinture de gravures, si caractéristique de ce chef d’œuvre des Heures d’Angoulême, n’ait pas été reproduite ultérieurement dans l’œuvre de Robinet Testard.
Cela pourrait s’expliquer par la nature du « marché » passé entre le peintre et son « commanditaire ». Il est possible que Testard, dont il s’agissait là de la première œuvre d’importance, ait cherché avant tout à faire plaisir ou flatter le comte d’Angoulême en réutilisant des gravures que ce dernier lui aurait présentées. D’autant que le travail à réaliser était extrêmement important et que le principe de la participation d’autres peintres (Bourdichon et son atelier) à la conception de cette œuvre, semble avoir été prévu depuis le départ.
Si tel était le cas, ce qui est analysé aujourd’hui par de très nombreux auteurs comme l’influence de l’Art graphique sur la peinture de la Renaissance, ne serait en fait que le fruit d’une rencontre ponctuelle et inattendue entre des œuvres gravées en libre circulation et un esthète, Charles d’Angoulême, un passionné de nouvelles techniques ? Cette thèse demande en tout cas à être démontrée.
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[i] Le terme « sacramentaire » désigne un recueil de prières d’un dignitaire de l’Eglise (Evêque, Cardinal ou Pape). Drogon, fils illégitime de Charlemagne, était Evêque de Metz.
[ii] L »Expositio in Job » ou « Moralia in Job » est l’œuvre du futur pape Grégoire le grand né en 540 et mort en 604 (voir l’article Wikipedia). Il doit être noté que, depuis la Révolution française, la Bibliothèque Municipale de Dijon gère le Trésor du Monastère de Citeaux.
[iii] La Bodleian Library de l’université d’Oxford est l’une des grandes bibliothèques européennes et la seconde en terme d’importance en Angleterre, derrière la British Library (voir l’article Wikipedia).
[iv] Le terme n’avait pas en 1480 la même connotation qu’aujourd’hui : un valet de chambre était davantage occupé à des tâches de secrétariat que dévolu à l’entretien de la personne du Maître.
[…] autre article de ce Blog est destiné au « mystère de l’Ave Maria du Livre d’heures d’Angoulême ». Pourquoi est-ce un […]