Le 11 août 1522, Louise de Savoie assigna devant le Parlement de Paris, le connétable Charles de bourbon, le plus grand seigneur de France, pour la récupération de la totalité de l’héritage de la dernière duchesse de Bourbon, Suzanne, morte l’année précédente, le 28 avril 1521. Ce procès, inédit, auquel participait, avec le Connétable, sa belle-mère, Anne de Beaujeu, fille de Louis XI et deux fois Régente de France, l’opposait à Louise de Savoie, mère du Roi de France, elle-même Régente de France en 1515, et à François 1er le roi en titre. Ce procès inédit par la qualité des parties présentes, allait partager la France en deux camps avec, il faut le dire, une nette sympathie pour la cause du Connétable.
Les questions posées
La question à régler était particulièrement complexe car elle se situait au confluent du droit féodal et du droit civil, encore balbutiant à l’époque. Le Parlement de Paris était particulièrement remonté contre François 1er dont la politique étrangère était très sévèrement critiquée.
Palais de Justice en 1850 Peinture de Boisson d’après une gravure d’Israel Silvestre
Le droit public des apanages et du Domaine de la Couronne était encore tout au plus une doctrine, notamment élaborée par le roi Louis XI, mais qui n’avait pas encore reçu l’imprimatur du Parlement.
Du point de vue du Connétable de Bourbon, qui s’était fait remettre par testament la totalité des biens de sa femme, Suzanne, la question était simple : il demandait au Parlement de reconnaître la validité du testament de son épouse décédée, Suzanne.
Charles III Connétable de Bourbon Anonyme. Dessin pastel. Ecole française. H 0,26 L 0,19 Source RMN (Musée du Louvre) (C) RMN-Grand-Palais Musée du Louvre. Inventaire INV33505-recto – cote cliché 08-546237 du 17/11/2008
Sa belle-mère, Anne de Beaujeu, demandait que soit validé le principe du legs par testament à son gendre de la totalité de ses propres biens.
Suzanne de Bourbon Détail du triptyque de la Cathédrale de Moulins par Jean Hey dit Le Maître de Moulins (actif vers 1480-1500)
Mais le roi de France faisait valoir que dans l’héritage de Suzanne de Bourbon, il y avait des biens qui devaient faire un retour immédiat à la Couronne, les Apanages. Il n’était pas dans les pouvoirs du testateur de céder par testament des apanages qui appartenaient à la Couronne.
François 1er, roi de France, JeanClouet 1475-1540 INV3256 Musée du Louvre
En outre la Couronne faisait valoir la parfaite nullité du testament d’Anne de Beaujeu, qui, selon la volonté expresse du roi Louis XI son père, devrait, à son décès, faire retour à la couronne de l’ensemble des biens reçus augmentés,des biens éventuellement acquis durant son existence.
Anne de Beaujeu Détail du triptyque de la Cathédrale de Moulins par Jean Hey dit Le Maître de Moulins (actif vers 1480-1500)
Enfin, Louise de Savoie faisait valoir la nullité du Testament qui avait pour effet de la déposséder elle, la plus proche héritière. La réclamation de Louise de Savoie n’était légitime que s’agissant des biens privés qui ne représentaient qu’un tiers de la fortune globale car elle n’avait aucun droit sur les apanages en sa qualité d’héritière, selon la doctrine de la Couronne.
Le sujet était suivi avec un grand intérêt par toute la noblesse qui voyait poser juridiquement un principe important de tous les patrimoines. Il était suivi avec non moins d’intérêt du côté de l’Empire de Charles Quint, pour lequel la position adoptée sur l’apanage de Bourbon, pourrait faire jurisprudence sur celui de Bourgogne.
Les plus grands ténors du barreau s’affrontèrent [i]. Qu’on en juge : deux des trois principaux avocats, Poyet et Montholon, devinrent successivement, chanceliers de France après la mort de Duprat et Pierre Lizet resta vingt ans Premier Président du Parlement de Paris.
Le problème était particulièrement complexe pour le Parlement car Anne de Beaujeu, tournant le dos aux consignes du roi Louis XI son père, s’était empressée de faire annuler par les rois suivants, Charles VIII et Louis XII, les dispositions les plus contraignantes. Il en résultait que le Parlement qui ne pouvait pas interpréter la parole d’un roi de façon prioritaire par rapport aux rois précédents, se retrancha derrière cette impuissance pour refuser de juger.
Il n’en restait pas moins vrai que la position de la couronne était très forte car, si le Parlement refusait de juger, le roi lui, pouvait choisir de sa propre initiative, le vassal de son choix en droit féodal, ce que ne pouvait en aucune façon lui contester le parlement. Le choix d’un vassal en droit féodal ne comportait aucune conséquence sur la dévolution des biens, sinon que leur détenteur se trouvait exposé à ne plus pouvoir en disposer librement car l’opposition du seigneur lige était une situation suffisamment grave pour geler toutes les décisions administratives dans le ressort du vassal.
Et c’est ce qui se passa : François 1er, ne pouvant pas obtenir de décision du Parlement, révoqua le lien de vassalité avec le Connétable de bourbon et adouba sa mère, Louise de Savoie, le 7 octobre 1522, en qualité de duchesse de Bourbon et duchesse d’Auvergne, comtesse de Clermont, comtesse de Forez et Baronne du Beaujolais soit les provinces les plus riches de l’héritage de Bourbon.
Evidemment, toutes ces décisions étaient révocables. Mais elles avaient été prises dans l’intention de peser sur le Parlement en lui rappelant que ces décisions étaient du ressort exclusif de la Couronne.
Cependant, le parlement ne se laissa pas impressionner. La question posée était simple en soi sur le plan juridique : le Connétable pouvait-il se faire reconnaître le transfert des droits de son épouse. Oui probablement : les droits ! Mais pas les domaines eux-mêmes qui devraient obéir aux clauses successives très compliquées contenues dans chacun des actes de mariage ou de décès ou leurs actes modificatifs.
Louise de Savoie avait-elle des droits à l’héritage : oui probablement en l’absence de testament. Or il y avait un testament qui indiquait clairement comme seul héritier le connétable.
Quant à la question des Apanages, le Parlement se retranchait derrière la parole des rois précédents. Devraient-ils faire retour à la Couronne comme le plaidait le roi faisant valoir des clauses abolies par la contresignature des rois précédents sur des modifications demandées par Anne de Beaujeu ?
Ce juridisme bruyant ne pouvait aboutir ni dans un sens ni dans l’autre, raison pour laquelle François 1er décida de brusquer les choses en asphyxiant financièrement le connétable de Bourbon, à partir du 7 octobre 1522.
La question des Apanages
A l’origine des Apanages il y a la volonté des rois aînés d’éviter des troubles politiques, de compenser la frustration des puînés par l’attribution provisoire d’un fief appartenant à la couronne.
Le mot apanage vient du latin « panis » qui signifie nourrir ou doter. Si à l’origine le terme pouvait désigner à la fois la dot des jeunes filles et la dotation des princes, très vite le terme s’est spécialisé pour les princes.
De Hugues Capet (987) à Philippe Auguste (1180), les apanages purent se transmettre aux collatéraux ainsi qu’aux filles. Puis, depuis Louis VIII (1223) jusqu’à Philippe IV Le Bel (1285), les collatéraux sont exclus mais les filles maintenues dans le droit de succession. Philippe Le Bel, le premier prononça l’exclusion des femmes à l’occasion de l’Apanage du Comté de Poitiers à son fils Philippe Le Long, en stipulant le retour à la Couronne du Comté à défaut d’hoir mâle.
A la mort de Philippe Le Long, entre temps, devenu roi, sa fille, la Duchesse de Bourgogne, ayant réclamé son Apanage du Comté de Poitiers, fut déboutée de sa demande. Le juge avait estimé que devenu roi, l’Apanage avait rejoint le domaine de la Couronne et donc qu’il ne lui appartenait plus en propre. Première affirmation de cette règle.
Charles V le premier, en 1374, stipula que ce qui était affecté aux puînés, c’était un revenu en fonds de terres. Mais cette règle ne fut pas reprise par ses successeurs.
Louis XI, en 1461, stipula à propos de l’Apanage du Duché de Berry donné à son frère, en cas de non postérité masculine et si le duché devait tomber en ligne femelle, le retour immédiat au domaine de la couronne. Les expressions choisies par le Roi, montrèrent alors que ce qui relevait du droit commun des Apanages, c’était la transmission en ligne directe et le défaut d’hoir mâle.
Lors des Etats généraux de 1467, les Etats estimèrent que le Roi avait juré de ne séparer aucune province de la Couronne et que les Apanages devaient se réduire à une rente exprimée en fonds de terre. Cette dernière règle ne fut pas codifiée avant le siècle suivant. En revanche la résistance de François 1er à la cession de la Bourgogne s’explique par ce serment.
On voit donc que les décisions successives des rois de France avaient fini, en 1520, par admettre le retour immédiat à la Couronne des Apanages, venant à échoir en ligne femelle.
Le problème du Connétable c’est que, vassal en titre par l’acceptation en fin d’année 1504 par son suzerain Louis XII de son hommage pour les Apanages concernés, il n’était pas propriétaire des droits sur ces Apanages : c’était sa femme qui l’était. Son fils en aurait hérité s’il avait vécu et il aurait, en qualité de tuteur légal, administré les biens de son fils.
La question compliquée des apanages dans la succession de Bourbon
Comme le montre l’article sur ce Blog sur la Généalogie des Bourbons, la fortune des Bourbons s’est réalisée en trois étapes principales.
– Robert de Clermont, fils de Saint-Louis est reconnu Comte de Clermont (apanagé) et Sire de Bourbon, par son mariage avec Béatrice de Bourbon ; son fils Louis 1er de Bourbon, est apanagé comte de la Marche et Pair de France en 1322 et en 1327, il est nommé Duc de Bourbon ;
Robert de Clermont et Béatrice de Bourgogne Source Gallica – BNF.
– Le petit-fils de Louis 1er, Louis II de Bourbon, reçoit par héritage, la principauté de Dombes et la baronnie du Beaujolais. Son épouse, Anne d’Auvergne lui apporte en dot le Dauphiné d’Auvergne, le Comté de Forez et la Seigneurie de Mercoeur ; son fils, Jean 1er de Bourbon, est apanagé duc d’Auvergne et Comte de Montpensier par son mariage avec Marie de Berry ; à cette occasion, le roi négocie avec Louis II la transformation du duché de Bourbon en Apanage en contrepartie de la reconnaissance royale de son fils au duché d’Auvergne ;
Louis II de Bourbon et Anne d’Auvergne, « Manuscrit des Homages de Clermont » – Gallica – BNF Collection Gaignières
– Enfin, par son mariage avec Anne de Beaujeu, Pierre de Beaujeu apporte aux ducs de Bourbon, la seigneurie de Gien, les comtés de Carlat et Murat et de Montaigut en Combraille.
Pierre II de Bourbon, ci dessus, présenté par Saint Pierre – huile sur bois (0,73mx0,65m) de Jean Hey dit Le Maître de Moulins (actif vers 1480-1500) – Musée du Louvre Cote cliché 11-518839 INV 9071.
L’époux de sa fille Suzanne, Charles de Bourbon Montpensier, apporte le Comté de Montpensier et il obtient l’élévation de son frère au duché de Chatellerault qu’il récupère après la mort de ce dernier à Marignan.
Les droits de Charles de Montpensier à l’héritage de Bourbon
En qualité de dernier descendant mâle en ligne directe d’une branche collatérale, Charles de Montpensier a indubitablement le droit d’hériter de tous les apanages de Bourbon.
Pourquoi ne fait-il pas valoir devant le Parlement ce droit, plutôt que de réclamer celui d’hériter de sa femme par testament.
C’est le domaine de l’expectative et de la spéculation. Dans mon roman, j’émets plusieurs hypothèses.
Je pense que la confiance avec le roi et sa mère avait été brisée par plusieurs années de mauvais traitements. Il devait penser que le roi ne cherchait qu’un prétexte pour mettre la main sur ses domaines.
Il était très bien conseillé par des avocats de grand talent qui ont dû lui dire que le testament serait validé par le Parlement. Ce qui évitait de passer par le roi, dont on pouvait tout craindre de son intermédiation dans ce conflit. Personne n’avait du reste anticipé la réaction toute féodale du roi qui fit prêter serment à sa mère pour les domaines concernés.
Même si les avocats ont pu recommander au duc de Bourbon de négocier avec le roi, les rapports étaient tellement dégradés en 1522 que le duc n’y serait pas parvenu.
Et puis, même si Charles de Montpensier avait le droit d’hériter, le roi pouvait parfaitement en tant que suzerain lui contester ce droit, ce qui était probable compte tenu de leurs rapports.
Le connétable a donc été sans doute amené à estimer que la voie du testament présentait moins d’aléa que la discussion avec le souverain.
Le jugement du Parlement de Paris
Fin juillet 1523, le Parlement de Paris se réunit encore une fois et décide de reporter la décision à la session parlementaire suivante en Octobre.
Séance du Parlement – Sans indication de source – d’après le site Les Manuscrits de Pierre Lorfèvre Chancelier de France Site commun de l’IRHT (Institut de Recherche des Textes) et du CNRS (Centre National de la Recherche Scientifique)
Ce non jugement était clairement un défi adressé au roi et à sa mère. Car en laissant le Connétable maître de ses biens, alors que ce dernier avait été déchu du serment d’hommage par le roi, il semblait donner implicitement raison au Connétable.
La trahison du Connétable de Bourbon
Fort heureusement, si l’on peut dire, pour le roi et sa mère, la trahison du connétable de Bourbon est éventée le 15 août 1523. Ce qui permet à Louise de Savoie, restée à Paris avec le pouvoir de Régente du royaume, de faire pression sur le Parlement qui prononce la mise sous séquestre de tous les biens du Connétable de Bourbon.
Ce dernier réussit à s’enfuir de façon rocambolesque et il gagne l’Italie où il vient se placer au service de Charles Quint. Il est nommé par ce dernier Lieutenant général de l’Empereur en Italie, ce qui en fait le seigneur le plus titré de l’Empire en Italie. Il conduit en 1524, la malheureuse expédition de Provence au cours de laquelle il peut amèrement constater combien sont peu respectés les traités signés l’année précédente. Puis il revient péniblement en Italie, bousculé par l’avant-garde du roi de France. Son adjoint, Don Fernando de Avalos, Marquis de Pescara prend le commandement de l’armée qui se replie à Lodi et à Pavie, pendant que Bourbon part rechercher des renforts en Allemagne, en novembre 1524. Il en revient 3 mois plus tard, fin janvier avec 17000 hommes de troupes fraîches.
Les troupes impériales, commandées par Pescara l’emportent sur François 1er à la bataille de Pavie le 24 février 1525. Mais Lannoy, le vice-Roi de Naples parvient à s’emparer de François 1er pour le mener en Espagne où il reste prisonnier jusqu’au 13 mars 1526.
De retour en France, les premières mesures de François 1er sont prises pour restaurer son autorité. L’année suivante, en 1527 il s’emploie à casser toutes les séditions des communes et des parlements survenues pendant la Régence de sa mère. Voir à ce sujet l’article sur le Lit de Justice de 1527 et sur le procès de Semblançay .
Boccace Des cas des nobles et Cleres Dames – Le lit de Justice de Vendôme Folio 2v Miniature en frontispice attribuée à Jean Fouquet Bayerische Staatsbibliothek Munich, Cod. Gall.6 via l’article Wikipedia sur les oeuvres de Jean Fouquet
Le 27 août 1527, le procès de Charles III de Bourbon est ouvert solennellement devant le Parlement et le connétable est dépouillé de tous ses biens et attributs [ii].
François Ier présidant le procès du connétable de Bourbon en 1527 Crédit (C) RMN-Grand Palais (Château de Versailles) / Droits réservés H 0,330 L 0,410 Cote cliché 74-009064 N° d’inventaire invgravures1578 Fonds Estampes Versailles,RMN Musée National des châteaux de Versailles et de Trianon
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[i] Le roi était représenté par Pierre Lizet (1482-1554) qui fut avocat du roi à partir de 1517, puis Président du Parlement de Paris en 1529, en remplacement de Jean de Selve, pendant vingt ans. Louise de Savoie était représentée par Guillaume Poyet (1473-1548) qui devint chancelier de France en 1538 après la mort d’Antoine du Bourg, protégé de Louise de Savoie. Le connétable de Bourbon était défendu par le grand avocat François de Montholon (1480-1543) qui devint Chancelier en 1542 après avoir été Président du Parlement de Paris. Sur Bochard ou Bouchard, avocat de la duchesse Anne de Beaujeu, qui fut le seul des quatre avocats à ne pas avoir été connu une brillante carrière, voir à ce sujet l’article sur le lit de justice de 1527.
[ii] Sur la bibliographie de cet article, qui est une courte synthèse résumée, voir la centaine d’ouvrages dans la catégorie Bibliographie. J’ai placé, au regard de chaque document ou livre téléchargé par internet, le lien permettant au lecteur d’en prendre connaissance.
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