Bien comprendre les écrits de Machiavel c’est avoir à l’esprit les circonstances de l’histoire au cours desquelles ils ont été composés. Le fondateur de la science politique dont les analyses sont si justes et si profondes qu’elles conservent aujourd’hui toute leur valeur, a été mis à l’index par l’Eglise de sorte que son nom revêt aujourd’hui encore une aura diabolique. C’est pourtant une oeuvre très diverse, d’écrits politiques, historiques, poétiques, philosophique et théâtrale. Dans tous ces domaines différents, à l’exception peut-être de la poésie, Machiavel a innové et s’est montré un précurseur de génie.
La jeunesse de Machiavel
Niccolo Machiavel[i] naît le 9 mai 1469, à l’époque de l’avènement de Laurent le Magnifique. Sa famille remonte, dit-on, aux premiers marquis de Toscane. Ils étaient seigneurs de Monte-Spertoli. Les Machiavelli font partie de ces familles nobles qui ont délibérément opté (voir sur ce Blog l’article Aux sources de la richesse de Florence) pour la bourgeoisie, afin de conserver leurs droits politiques et leur capacité à occuper des emplois publics. Cette famille, illustre, à Florence a donné à la République treize gonfaloniers de justice (premier magistrat de la ville, élu pour 2 mois) et cinquante-trois prieurs (conseil de ville élu avec le gonfalonier pour deux mois). La famille Machiavelli est, depuis son entrée dans la bourgeoisie, de tradition guelfe (favorable au Pape contre l’Empereur) et attachée au parti populaire.
Son père, Bernardo, est jurisconsulte et trésorier de la Marche d’Ancône. Sa mère est poète, de la famille des comtes de Borgo-Nuovo, ayant opté, comme les Machiavelli, pour la bourgeoisie afin de conserver leur droit à occuper des emplois publics. Niccolo Machiavel naît donc dans une branche cultivée mais modeste, de deux familles florentines très anciennes.
On ignore tout de la jeunesse de Machiavel. La pratique assidue de la poésie par sa mère, comme nombre de femmes de son époque, dut inspirer le jeune Machiavel et former l’un de ses futurs multiples talents.
Le jeune Niccolo n’a pas encore neuf ans que survient la conjuration des Pazzi (racontée dans un autre article de ce Blog : Les Médicis, la prise du pouvoir). Julien de Médicis est assassiné à la cathédrale de Florence mais Laurent parvient à échapper à ses assassins. Suivra alors une purge de Florence de tous les adversaires des Médicis et l’élimination physique des membres de la conjuration dont les cadavres ou les têtes resteront un certain temps exposés aux fenêtres de la Seigneurie.

Laurent de Medicis Georgio Vasari Galerie des Offices
L’oncle de Niccolo, Paul Machiavelli a été élu gonfalonier de Florence en 1478 sur la suggestion de Laurent Le Magnifique[ii] et plus tard, Machiavel parlera dans son Histoire de Florence de l’administration sage et paternelle de Florence par Laurent et de son incontestable rayonnement sur toute l’Italie de cette époque. Le nom des Médicis est donc très probablement murmuré avec une grande considération dans la demeure familiale des Machiavelli.
En 1492, Machiavel rédige sa première œuvre « Allocution à un magistrat au moment où il va entrer dans l’exercice de son Ministère ». Il s’agit très probablement d’une œuvre de jeunesse de Machiavel. En effet, il était encore d’usage en Italie, au XIXème siècle, de « confier à des jeunes désireux de s’exercer dans l’art de la parole, de lire ces sortes de mercuriales lors des cérémonies d’installation ».
Les envahisseurs : Charles VIII
En 1494 également, Charles VIII envahit l’Italie pour aller conquérir son royaume de Naples (voir l’article sur ce Blog sur La première guerre d’Italie). L’armée française est considérable : outre la meilleure cavalerie du monde elle dispose de la meilleure artillerie avec des obus de fonte pour faire sauter les murailles. Tout cède devant son passage. Le fils aîné de Laurent Le Magnifique, mort deux ans plus tôt, le 7 avril 1492, Pierre de Médicis, s’était allié au royaume de Naples. Mais la puissance de l’armée française inspire à Pierre une telle crainte que, sans attendre l’arrivée des envahisseurs aux frontières de Florence, il va déposer aux pieds de Charles VIII la soumission de Florence et placer cinq villes et forteresses Florentines en otage dont Pise et Livourne qu’il avait fallu si longtemps aux Florentins pour conquérir.

Bernardo et Neri de’ Nerli, Piero di Lorenzo de’ Medici, 1488, Naples, Biblioteca Nazionale Vittorio Emanuele III
Tandis que Pierre retourne à son palais pour y accueillir le roi, ce dernier s’arrête à Pise : opportunément, une grande manifestation contre Florence s’organise pour réclamer au roi la liberté obstinément refusée par Florence. Liberté que le roi ne peut leur octroyer puisqu’il ne détient la cité qu’en dépôt. Mais qu’une attitude ambiguë de sa part parait autoriser cependant, causant un tort irréparable aux Florentins.
A son retour à Florence, Pierre de Médicis doit faire face à la fureur des Florentins qui hurlent leur indignation que le maître de la ville ait livré sans concertation des places aussi importantes aux Français. Il veut se présenter à la Seigneurie pour expliquer ses actions : on lui refuse l’entrée. Florence se soulève alors en criant « Plus de Médicis, dehors les Médicis ». Et la foule exaspérée, contraint alors Pierre de Médicis, qui n’a que le temps d’emmener ses jeunes frères, Julien et Jean (devenu plus tard le pape Léon X) à s’enfuir de Florence pour se rendre à Venise.
A son arrivée à Florence le roi Charles VIII soumet la ville à une contribution financière exorbitante. Aux délégués qui lui sont expédiés, dont Pierre Caponi, qui avait irrité le roi dans une précédente ambassade, en ayant proposé de traiter en sous-main contre Pierre de Médicis, le roi se montre inflexible et déclare qu’il fera « sonner les trompettes ». Réduits à la dernière extrémité, les Florentins se retirent en déclarant qu’ils feront « sonner les cloches » pour appeler à la révolte populaire. Le roi, plutôt que de devoir effronter une insurrection populaire, décide alors d’en rabattre et ramène ses prétentions à une contribution de cent-vingt mille ducats qui est aussitôt acceptée par Florence par traité du 26 novembre 1494.

Entrée de Charles VIII à Florence Francesco Granacci Galerie des Offices
A son arrivée à Florence, le roi va loger au Palais Médicis. Commynes raconte que le roi, lorsqu’il sut la fuite de Pierre de Médicis, saisit une grande licorne d’argent qui valait bien six à sept mille ducats et s’en empara en prétextant que la banque Médicis à Lyon lui devait de fortes sommes. D’autres firent comme lui et en peu d’instants, les immenses collections des Médicis, les plus belles du monde, sont dispersées. Les trois mille médailles d’or et d’argent, du cabinet des Médailles, disparaissent ainsi que les collections de camées magnifiquement ciselées. Les trésors accumulés depuis quatre générations et qui avaient fait la réputation des Médicis dans le monde, sont ainsi dispersés en quelques instants par un roi prétendument ami. Ces trésors ne profiteront pas à Charles VIII car ils lui seront dérobés à la bataille de Fornoue six mois plus tard et ils aboutiront à Venise où Pierre de Médicis, médusé, pourra venir contempler les biens acquis par la Sérénissime en dédommagement de la guerre. Voilà qui pourra faire réfléchir Pierre de Médicis sur l’avantage retiré de sa couardise. Et donner au jeune Machiavel ample matière à réflexion.
Machiavel : Secrétaire de la République
En 1494, Niccolo a vingt-cinq ans. Il a été placé, auprès de Marcello Virgilio, pour se former aux affaires politiques. Ce dernier est à la fois son ancien professeur de littérature grecque et latine et le premier chancelier et secrétaire des seigneurs, un poste important pour assurer la continuité de l’Etat, malgré la vacance du pouvoir. Ce poste est d’autant plus important à cette époque, que la fuite de Pierre de Médicis a causé une crise institutionnelle. Machiavel est sur un poste subalterne mais de premier plan pour observer les convulsions du régime républicain (une période de l’histoire qui comporte beaucoup de points communs avec la révolution française et qui mériterait qu’on fasse un parallèle[iii]).
Que sont devenus les sentiments du jeune Machiavel à l’égard des Médicis ? Que reste-t-il de la vénération de sa jeunesse avec l’examen de la piteuse conduite de l’héritier incapable ? Il est probable que Machiavel partage alors les sentiments de toute la ville à l’égard des Médicis. Et sans doute la conduite des Français a-t-elle suscité chez le jeune homme cette première manifestation du nationalisme ardent, qui ne cessera d’inspirer ses actions et ses réflexions, tout au long de sa vie, contre les envahisseurs de toutes nations sur le sol italien.
Florence, libérée des Médicis, qui l’avait gouvernée pendant près de quatre-vingts ans, se trouve livrée à elle-même avec des institutions en panne. On va trouver un homme providentiel, le Prieur de Saint-Marc, le moine Savonarole, qui était déjà intervenu lors des négociations avec les Français de Charles VIII.

Savonarole Fra Girolamo Museo Nazionale di San Marco Florence
Savonarole propose alors d’introduire à Florence un gouvernement direct par le Peuple. Mais comme il est impossible à une si grande multitude de se rassembler tous les jours (la ville de Florence compte environ cent mille habitants), il lui faut élire des représentants qui gouverneront en son nom (une idée très moderne).
Pendant près de quatre ans, la République de Florence va être inspirée et virtuellement conduite par Savonarole, qui va soumettre la cité à un régime de pré-réforme de l’Eglise. Ses prêches enflammés contre Alexandre VI vont conduire ce dernier à l’excommunier puis à le faire arrêter et condamner à mort comme hérétique le 23 mai 1498.
Machiavel a vécu cette expérience au premier rang de l’administration Florentine. Il a dû montrer dans l’exercice de ses fonctions des qualités certaines car, le 19 juin 1498, il est préféré à quatre concurrents et nommé, par le grand conseil, pour occuper le poste de chancelier de la deuxième chancellerie des seigneurs. Un an plus tard, il est nommé par les seigneurs et les collèges, Secrétaire du conseil des dix de Liberté et Paix (le conseil de gouvernement de la ville de Florence). Il devait conserver pendant quatorze ans ces places qui avaient pour objet la correspondance intérieure et extérieure de la République, les registres des Conseils et des délibérations et l’enregistrement des Traités publics avec les Etats et les princes étrangers. Il s’agit donc d’une fonction à la fois diplomatique et administrative. Machiavel est un de ces rouages de la République, à la fois central et bien informé, mais secondaire, en mesure de comprendre et d’anticiper.
Premières missions
Quelques mois après sa nomination comme chancelier, il est envoyé, par deux fois, le 20 novembre 1498 et le 24 mars 1499, en mission auprès du seigneur de Piombino, Jacques V d’Appiano, qui règne sur l’île d’Elbe et sur Piombino, seigneurie soumise à la République florentine. Ce seigneur bénéficie d’un traité de condotta[iv] signé avec Florence et il réclame une augmentation. Machiavel est chargé de payer le seigneur de Piombino en bonnes paroles.
Il se sort de cette mission avec honneur et il est immédiatement après, affecté en juin 1499, au recrutement de troupes à Forli, et au renouvellement de la condotta d’Ottaviano Riario, le fils de Caterina Sforza (voir l’article sur ce Blog sur la lionne indomptable de Forli), pour laquelle il est chargé d’obtenir une réduction du prix payé par Florence. Cette mission est beaucoup plus compliquée car la Princesse de Forli, une des principales entrepreneuse de guerre de Romagne, est connue comme une redoutable négociatrice. De plus, elle a été admise, grâce à son mariage avec Jean de Médicis il poppolano, cousin des Médicis en fuite, dont elle a eu un fils, Jean (le futur condottiere Jean des Bandes Noires voir l’article sur ce Blog), à être admise en qualité de citoyenne de Florence.

Carte Florence 1500 Carte créée avec Euratlas Periodis Expert © Euratlas-Nüssli 2010, tous droits réservés
Très habilement, Caterina Sforza, sans jamais prendre parti contre Florence, va agiter devant les yeux du négociateur Florentin, l’envoyé du duc de Milan, Jean de Casals, qui paraît tout régenter à Forli. Son fils Jean est malade de la peste et, en ce mois d’août 1499, à l’article de la mort : s’il meurt, il est inutile d’aider Florence. Mais il se rétablit et la comtesse adresse alors à Machiavel, rentré entre temps à Florence un émissaire : Florence peut obtenir de Caterina Sforza, les hommes et les armes que Machiavel est venu chercher, mais qui devront être payés comptant ; d’autre part, la condotta d’Ottaviano ne sera pas réduite, elle sera au contraire augmentée. La mission de Machiavel est devenue un demi-succès.
Une mission diplomatique auprès de la cour de France
Les Pisans ayant reconquis leur liberté grâce aux Français, soutenus par Venise, entrent en guerre contre Florence. Un arbitrage est confié à Hercule d’Este, duc de Ferrare, qui décide que Pise reviendra sous l’autorité de Florence mais avec une totale liberté de commerce et une garde Florentine choisie par les Pisans. Toutes les charges de guerre de Venise, soit 800 000 ducats sont placées à la charge de Florence. Ce traité qui ne satisfait personne, est partiellement exécuté.
Puis Pise se révolte à nouveau et Florence est placée dans l’obligation de négocier un traité avec Louis XII pour reconquérir Pise que les Français ont livrée à ses habitants, avec la plus grande légèreté et sans aucun respect des traités signés. Un corps de huit mille Français (Gascons et Suisses) est placé sous le commandement de Beaumont, un militaire de caractère faible, qui ne parvient pas à se faire respecter de ses hommes, qui doit maintenant assiéger Pise, pour la reprendre pour le compte de Florence. Les Florentins sont ainsi obligés de payer pour la légèreté des Français. Mais les Gascons se révoltent en prétextant ne pas avoir été payés. Ils prennent en otage le négociateur Florentin et obtiennent 1 300 ducats. Mais ayant reçu cette somme, ils prennent un nouveau prétexte et dressent de nouvelles avanies contre Florence. Puis, les Suisses se mettent de la partie et réclament à leur tour, une augmentation. Le général Français ne parvient pas à rétablir l’ordre. Cette situation est la conséquence de la difficulté pour la Seigneurie de dénouer les cordons de la bourse, ce qui lui coûtera beaucoup plus cher ultérieurement.
Machiavel écrit toutes les lettres de Luc degli Albizzi, l’envoyé Florentin à Pise. Une lettre de Louis XII, préparée par le Secrétaire d’Etat Robertet[v], vient conforter les Florentins en leur enjoignant de payer ce qu’ils doivent car, s’ils ne s’exécutent pas, ils devront en payer personnellement les conséquences, puisque ce siège est organisé pour leur profit.
Début 1500, le père de Niccolo meurt, laissant des affaires en désordre. Mais Machiavel, à la première demande de Virgilio, se met en route, en juin 1500, pour accompagner un ambassadeur, della Casa, auprès de Louis XII qui se trouve alors à Nevers. Il va y rester jusqu’en novembre 1500. Les deux ambassadeurs sont chargés d’expliquer à Louis XII, les raisons des problèmes rencontrés à Pise. Ils ont reçu de Virgilio des instructions contradictoires, difficiles à exécuter : ils ont pour mission de taire tant qu’ils le peuvent les insuffisances et la corruption du commandant français Beaumont et de ne le révéler qu’au bon moment. Mais Virgilio sait qu’il peut compter sur la sagesse et le génie diplomatique de Machiavel.
A Lyon, les deux ambassadeurs retrouvent la précédente ambassade Florentine qui revient de la cour. Ils pourront parler de tous les sujets, directement et sans détour devant le Cardinal d’Amboise, seul à seul, mais ils devront s’abstenir de tout commentaire désobligeant à l’égard de Beaumont, car le cardinal d’Amboise est son protecteur. En somme, on recommande à Machiavel de se montrer machiavélique, à l’image des Français ! Les deux ambassadeurs reçoivent mission de ménager toute la maison d’Amboise, le Maréchal de Gié, le Secrétaire d’Etat Robertet, et, parmi les Italiens de la cour, le comte Opizino de Novare et le marquis de Crotone. Quand la mission parlera à Jacques de Trivulce, condottiere milanais passé du service du roi de Naples à celui du roi Charles VIII en 1495, il faut avoir soin de lui demander son avis et de lui adresser les amitiés de la Seigneurie.

Cardinal d’Amboise Château de Versailles
Machiavel ose protester contre les différences que la Seigneurie fait à ses ambassadeurs en donnant au chef de mission quarante ducats par mois et à l’autre, celui sur le génie duquel on compte, vingt ducats. Il réclame un alignement des rémunérations ou, à défaut, de rentrer à Florence. Sans avoir obtenu satisfaction sur la question des émoluments, la mission repart pour Nevers. Ils sont reçus par le Cardinal d’Amboise qui les conduit vers le roi. Ce dernier vient de terminer de souper et les convie à une réunion avec d’Amboise, Robertet, Trivulce, l’Evêque de Novare et deux seigneurs Italiens. Rapidement Louis XII déclare, après l’exposé des faits, qu’il y a eu faute de la part de Florence et de celle des Gascons et que Beaumont n’a pas eu la conduite d’un « homme d’obéissance ». Les envoyés, sur la corde raide en présence du cardinal d’Amboise, déclarent certes, une désobéissance de Beaumont mais un homme fort soucieux de l’intérêt du roi et de la France, alors que la stricte vérité leur enjoignait de dire exactement le contraire.
Puis le roi demande quelle solution ils envisagent ? Rendre Pise à Florence leurs répondent les envoyés ! Le roi se récrie : ce n’est pas au roi de France de faire la guerre pour Florence. Les ambassadeurs répliquent : rendre Pise, mais après avoir remboursé la France de ses débours pour cette conquête. Soit leur dit le roi, mais cela n’est possible que dans le cadre des capitoli, traités signés l’année précédente, le 12 octobre 1499, avec Florence par le cardinal d’Amboise. Traités qui précisent l’engagement de Florence à donner à la France 400 hommes d’arme, quatre mille fantassins et 50 000 florins en contrepartie de la rétrocession de Pise par la France.

Louis XII Jean Perréal Royal Collection Trust
L’entrevue se termine sans réponse concrète. Puis l’envoyé du roi de France à Pise, Crocu, revient de mission et déclare que la ladrerie de Florence l’a conduite à la situation présente : « vous n’avez offert que sept à huit mille ducats ! Quand on affronte des troupes révoltées, il faut tenir le sac ouvert : là où il ne vous en aurait coûté que 1 000 écus, il vous en coûtera 6 000 » !
Dans ses dépêches à la Seigneurie, Machiavel déclare que la France n’a aucun intérêt pour les contrats et traités signés : « ces gens-ci sont aveuglés par leur puissance et leur intérêt présent ; ils n’estiment que quiconque est armé ou prêt à donner. C’est ce qui nuit tant à vos seigneuries car ils pensent que ces deux qualités vous manquent »[vi]. Machiavel termine son courrier par une recommandation, celle de payer tout ce que réclament les troupes Françaises, de rembourser le roi de France des débours supportés par lui, suite à la défaillance de Florence et des récriminations sur la précarité de leur situation financière commune.
Une nouvelle lettre datée de septembre 1500, rédigée par Machiavel, signée par della Casa, réclame à nouveau l’expédition de deux ambassadeurs et le paiement des trente-huit mille francs, au titre des débours du roi. Machiavel ajoute un codicille à son courrier : si la Seigneurie veut que ses affaires à la cour de France soient correctement conduites il convient qu’elle se fasse des amis (comprendre corruption nécessaire) car c’est ainsi que font toutes les principautés d’Italie : du roi de Naples à Pise, en passant par Lucques et Venise.
Des amis, Machiavel s’en fait auprès de l’honnête Robertet qui lui indique en confidence que Florence, ces dernières années, parait s’abandonner elle-même et que des ambassadeurs permanents auraient dû être envoyés depuis longtemps à la cour.
Dans une dépêche datée de Tours, le 21 novembre, Machiavel rapporte une entrevue avec le cardinal d’Amboise dans laquelle il présente pour la première fois une des idées phares de sa vie : il représente combien S.M. le roi devrait se méfier des tentatives de Venise et de Rome qui tentent de le brouiller avec Florence, car ils tentent de le faire pour se rendre plus puissants eux-mêmes, afin d’arracher l’Italie de leurs mains : vision oh combien prophétique !
Le 24 novembre enfin, le nouvel ambassadeur désigné par la Seigneurie, Pierre-François Tosinghi, part de Lyon. Il vient régler les trente-huit mille francs de débours du roi de France et assurer une représentation permanente à la cour de France. Machiavel peut alors retourner à Florence où il arrive le 14 janvier 1501.
Première rencontre avec Cesare Borgia
Après avoir réglé les affaires de la succession de son père, mort un an plus tôt et de sa sœur, décédée six mois plus tôt, Machiavel poursuit ses fonctions de secrétaire de la République. Cette dernière juge nécessaire de l’expédier à Pistoia en octobre 1501. Il y avait dans cette ville deux factions puissantes : les Panciatichi et les Cancellieri. Le 25 février 1500, les derniers avaient chassé les premiers de Pistoia avec mille violences. Machiavel est envoyé par la République pour coordonner les commissaires de la république déjà sur place et pacifier la ville. Machiavel fait une rapide inspection et rend ses conclusions à la Seigneurie qui les accepte et qui engage alors la pacification de Pistoïa.
Le secrétaire de la République est expédié à Arezzo, le 5 mai 1502, où Vitellozo Vitelli, un condottiere au service du duc de Valentinois, César Borgia (voir l’article sur ce Blog sur César Borgia Deuxième partie Le duc de Valentinois), a conduit au soulèvement tout le pays d’Arezzo contre Florence. Or, la Seigneurie vient de signer le 16 avril 1502, un nouveau traité avec le roi de France qui garantit le maintien des possessions florentines. Les troupes de Louis XII viennent donc, en application du traité, reprendre le contrôle de la ville. Machiavel est chargé de se faire remettre le pays d’Arezzo par les Français avant que ces derniers ne soient tentés de s’arranger sur le dos de Florence, avec les Borgia.
La ville est remise entre les mains de Machiavel le 26 août. C’est de cette époque que date un petit opuscule, rédigé par Machiavel, sur le moyen de traiter les rebelles d’Arezzo : « Del modo di trattare i poppoli della Valdechiana, ribellati ».
Le gouvernement de la République, qui s’était maintenu tant bien que mal sur une base démocratique pendant quatre ans après la mort de Savonarole, avec un conseil de 1 800 à 2 000 membres ressent alors un immense besoin de stabilité. On regrettait manifestement la stabilité institutionnelle sous la ferme conduite des Médicis. Depuis quatre ans, la Seigneurie oscillait comme un bateau ivre entre les volontés des factions, de sorte que l’on pensa que les problèmes seraient résolus par la dictature d’un gonfalonier à vie. C’est Pier Soderini qui est choisi, le 10 septembre 1502. C’est un diplomate habile que Machiavel connait bien.
Cet homme, d’une famille opulente et illustre de Florence, confirme aussitôt Marcello Virgilio dans ses fonctions, ce qui fait l’affaire, on s’en doute, de son protégé, Machiavel.
Le zèle du secrétaire de la République lors de l’affaire d’Arezzo, conduit le Gonfalonier à l’expédier, dès le 5 octobre 1502, auprès de Cesare Borgia à Imola. Sa lettre de mission est simple et précise : il doit s’informer des intentions du duc de Valentinois à l’égard de Florence, et en rendre compte sans formuler de réplique au discours du Valentinois. Cette légation est restée très célèbre car elle fait l’objet de la fameuse dépêche de Machiavel relatant son entretien avec Cesare Borgia.
Le duc reçoit Machiavel très aimablement. Il lui dit benoîtement que dans les derniers évènements d’Arezzo, c’est lui-même qui a donné instruction à Vitellozo de se retirer. Ils évoquent ensuite la question d’Urbin : le duc déclare qu’il a pris Urbin en trois jours et il regrette seulement sa clémence qui l’a conduit à négliger de s’occuper sérieusement de la défense de ses forteresses, ce qui l’a conduit à perdre la forteresse de San-Leo qui s’est révoltée. Le duc finit son entretien en engageant Florence à signer un Traité avec lui.

copie tableau Bartolomeo Veneto Cesare Borgia Duc de Valentinois Musée National du Palais de Venise
Puis, le 9 octobre, Cesare convoque Machiavel et lui tend une lettre du légat en France de sa Sainteté, qui fait état de l’envoi de troupes au duc de Romagne par le roi de France. C’est la preuve, lui déclare le duc, que le duc de Valentinois ne manque pas d’amis. Florence serait bien inspirée de le considérer comme un ami. Car, si elle ne le fait pas sur le champ, il ne leur parlera plus jamais d’amitié.
Puis Machiavel réussit à faire parler Cesare sur Vitellozzo Vitelli, celui de ses capitaines qui paraît le plus déterminé à en découdre contre Florence : Cesare lui répond que Vitellozo l’a trahi et qu’il le considère comme un traitre.
Machiavel reste à la cour de Cesare Borgia jusqu’à la fin décembre 1502 puis il adresse, le 1er janvier 1503, une dépêche relatant les évènements survenus à Sinigaglia : le duc avait feint de se réconcilier avec les Orsini pour convoquer tous ses capitaines auparavant révoltés, à une conférence à Sinigaglia : se trouvaient ainsi réunis Paul Orsini, le duc Orsini de Gravina, Vitellozo et Oliveretto di Fermo. Machiavel raconte comment le duc s’est emparé d’eux (toute cette histoire est racontée dans l’article de ce Blog César Borgia Deuxième partie Le duc de Valentinois). Oliverotto et Vitellozzo sont étranglés les premiers. Mais le duc a attendu d’apprendre que sa Sainteté ait fait arrêter le cardinal Orsini, l’archevêque de Florence et Messer Jacques de Santa-Croce, pour faire étrangler, le 18 janvier 1502, les deux Orsini : Paul et le duc de Gravina.
Deuxième rencontre avec Cesare Borgia
Le 26 avril 1503, Machiavel est envoyé à Sienne auprès du seigneur Pandolfo Petrucci, qui gouverne la ville, pour proposer de resserrer l’alliance entre les deux Républiques. Puis il est expédié à Rome, le 24 octobre 1503. Alexandre VI était mort depuis le 18 août précédent et, le 22 septembre suivant, le conclave avait élu Pie III, lequel venait de mourir le 26 octobre. Le 2 novembre, le nouveau pape Jules II della Rovere est élu et Machiavel reçoit de nouvelles instructions.
Il rencontre une nouvelle fois César Borgia auquel il fait part du refus de la Seigneurie d’autoriser le duc à traverser le territoire de la République avec son armée. Le duc se lance alors en imprécations aussi inutiles que puériles contre l’envoyé de Florence. L’armée du duc soit 700 chevaux est partie pour la Toscane. Dans sa dépêche, Machiavel laisse entendre que si la Seigneurie décide de désarmer cette troupe, cela ne fera pas pleurer le nouveau pape.
La dernière dépêche sur cette mission est rédigée par le cardinal Soderini à son frère: le cardinal recommande chaudement les compétences de Machiavel.
Seconde mission à la cour de France
Machiavel dont le crédit à Florence augmente fortement avec cette recommandation est expédié, dès le 14 janvier 1503, pour une nouvelle mission auprès de Louis XII : la Seigneurie est en effet inquiète des décisions que va prendre Gonzalve de Cordoue : elle craint que ce dernier, victorieux des Français au Garigliano et entré en pleine possession du royaume de Naples, ne décide de remonter vers Florence et Milan, pour éteindre la présence française en Italie[vii].
Machiavel est très bien reçu à Milan par le neveu du cardinal d’Amboise, Chaumont d’Amboise, vice-roi du Milanais. Puis il se rend à la cour de France où il est amicalement reçu par Robertet et par le cardinal d’Amboise qui assurent la République du soutien militaire de la France au cas où Florence serait attaquée. Mais des discussions sont d’ores et déjà engagées avec l’Aragon pour conclure l’état de guerre entre les deux pays. La dernière lettre de Machiavel, datée de mars 1504 informe la Seigneurie de la signature d’une trêve de trois ans entre l’Aragon et la France, trêve dans laquelle Florence a été précisément inclue.
La trêve: les premières oeuvres littéraires
Après huit années de guerres continuelles, l’Italie peut enfin souffler et se reconstruire. C’est pour Machiavel une période de moindre activité diplomatique. Et c’est pour l’écrivain qui sommeille en lui, le premier appel. Il rédige « Decennale Primo », une élégie en vers qui raconte l’histoire de l’Italie depuis l’entrée des troupes de Charles VIII en Italie. Et qu’il dédie à Alamanno Salviati, de l’une des plus grandes familles de Florence, alliée aux Médicis.
La même année, selon un autre spécialiste de Machiavel, qui a rédigé une notice biographique sur Machiavel, en préambule de l’édition des Œuvres complètes de Niccolo Machiavelli[viii] de 1837, il aurait composé la comédie « La Mandragore », datée de 1504 à cause de dates figurant dans le texte même de la comédie. Cette comédie alerte et gaie, souvent comparée à des comédies de Molière est digne, un siècle plus tôt, de la « Comedia dell’Arte ». Elle illustre le génie littéraire de cet auteur. Cette comédie très divertissante est jouée pour la première fois à Florence puis en plusieurs places d’Italie dont Rome. François Guichardin, nommé gouverneur de Modène par le Pape en 1526, la fait jouer à son tour.
Il se marie au cours de l’hiver 1504 à 1505 avec Marietta Corsini, fille sans dot d’une famille considérable de Florence qui va lui donner six enfants, cinq garçons et une fille qu’il aura beaucoup de difficultés à élever en raison de sa future retraite des affaires florentines. D’ailleurs Machiavel a toujours occupé, malgré le génie de son esprit, des positions plutôt subalternes, dans cette République de marchands, qui lui préférait des personnages sans éclat mais mieux étoffés financièrement.
Pendant huit mois, Machiavel est utilisé dans diverses missions destinées à convaincre des condottieres de s’engager pour Florence, dans la lutte contre Pise. Ces missions échouent et un assaut engagé contre Pise échoue à son tour. Ce qui suscite chez Machiavel, sa proposition à la Seigneurie de remplacer le système de défense de la République par le biais de Condotta confiées à des aventuriers sans foi ni courage, par un recrutement national de milices. La Seigneurie trouve cette idée intéressante et charge Machiavel, le 3 janvier 1506, de conduire lui-même ce recrutement dans plusieurs provinces.
Il faudra toute l’habileté et l’astuce du secrétaire florentin pour parvenir, fin avril 1506, à surmonter le comportement de désobéissance systématique des hommes de ce pays et les haines ancestrales entre districts, et constituer enfin sa milice. Il est probable que cette inspiration des milices nationales soit venue au Florentin du mode de recrutement des Compagnies d’Ordonnance en France, dont les premières unités ont été organisées par Charles VII par l’Ordonnance de 1445.
Missions diplomatiques diverses
Le 25 août 1506, la Seigneurie décide de renvoyer Machiavel à Rome pour y rencontrer le Saint-Père, Jules II. Le Pape avait décidé de reprendre à son compte la politique d’Alexandre VI, conduite par César Borgia en Romagne : il avait demandé le soutien militaire de Florence pour chasser les Bentivoglio de Bologne et les Baglioni de Pérouse. Il retrouve ce dernier devant Civita Castellana et il est chargé de confirmer au Pape l’envoi de quelques troupes par Florence.

Jules II Raphael Galerie des Offices
Fin octobre 1506, le Pape entre en vainqueur à Bologne après être entré en vainqueur à Pérouse, d’où s’était retiré Baglioni. Il a parachevé pour le compte de l’Eglise seule, la reconquête de la Romagne sur les seigneurs féodaux, politique du pape Alexandre VI Borgia qu’il avait si fermement combattue lorsqu’il était le cardinal della Rovere.
Fin novembre 1506, Machiavel est chargé de composer par la République une ordonnance « Provisione, per instituire milizie nazionali, nella republica fiorentina ». Le contenu de cette note sera repris plus tard dans le texte sur l’Art de la guerre.
Le 14 août 1507, Soderini, qui juge que l’ambassadeur François Vettori auprès de l’empereur du Saint Empire Romain Germanique n’est pas conséquent dans ses rapports, décide de lui adjoindre Machiavel. Il revient de cette mission à Florence le 17 juin 1508, après avoir expédié de Bologne une dépêche confirmant la trêve intervenue le 6 juin entre Venise et l’Empire. A son retour on lui réclame une note sur l’Empereur, ses ressources et la situation générale de l’Empire.
Entre 1508 et 1509, il est envoyé dans plusieurs missions relativement secondaires vers Pise mais qui flattent Machiavel car on lui donne de la considération en le chargeant de responsabilités opérationnelles dont on le sait capable de se sortir avec honneur et compétence. Le 8 juin 1509, quinze ans après l’abandon de la cité par Pierre de Médicis à Charles VIII, la ville de Pise est reconquise par Florence. Machiavel n’est pas parmi les hommes qui y contribuèrent le moins mais il n’en reçoit aucune récompense.
En juin 1510, Machiavel est expédié, pour la troisième fois, à la cour de Louis XII à Blois, où le Florentin arrive le 7 juillet 1510. Il est chargé par Soderini d’expliquer au roi de France que Florence n’attend pas autre chose de la France qu’un renforcement de sa puissance. Que ce renforcement n’est possible que si celles du Pape et de Venise, diminuent.
En 1510, Machiavel rédige un second volume de poésie, « Decennale secundo » dans lequel il évoque les évènements politiques de la décennie des années 1504 à 1514. Il dédie les évènements des six premières années de cette seconde décennale, au même Alamanno Salviati.
Entre temps, Machiavel a repris ses missions pour le compte de la République. Le 12 mai 1511, il est à Monaco, pour signer avec le prince Lucien Grimaldi une convention de traitement identique des nationaux des deux Etats. Puis, le 10 septembre, la République l’envoie une quatrième fois en France pour y négocier le report d’un concile devant y être organisé, concile susceptible de provoquer une brouille entre Florence et le Vatican. Machiavel atteint complètement cet objectif. Mais il revient de France, malade, à un point où il en vient craindre pour sa vie : il rédige alors son testament en faveur de Marietta son épouse. Il a alors quarante-deux ans.
Mais Machiavel se rétablit et il reprend ses missions. Le 2 décembre 1511, il est chargé de réaliser une seconde levée de troupes de milice de 100 cavaliers et 200 hommes de troupe et il rédige à cette occasion « Provvizione seconda : per le milizie a cavallo ».
Le retour des Médicis à Florence
En 1512, le ciel s’assombrit pour la dictature florentyine de Soderini. Son allié la France est bien descendu en Italie et a gagné la bataille de Ravenne en 1512. Mais l’Empire a réalisé une paix séparée avec Venise de sorte que la France est seule alors, pour affronter les armées coalisées d’Aragon, du Pape et de Venise. Elle se retire à Milan dans une position défensive. De leur côté les Espagnols programment une initiative contre Florence qu’ils avaient reportée depuis 1503. La politique d’équilibre vacillant entre la France et l’Empire, ne pouvait durer éternellement. Cette fois, Florence est lâchée simultanément par les deux à la fois, qui ont comme priorité de préserver leurs acquis.
L’armée coalisée des Aragonais et du Pape est à une journée de Florence lorsque le Vice-roi de Naples qui la commande, expédie deux émissaires auprès de la République pour lui signifier ses volontés : Florence doit démettre le Gonfalonier, favorable à la France et élire un nouveau gouvernement qui acceptera d’abandonner le parti de la France et de rejoindre la ligue du Pape et de Venise, en suggérant de reprendre les Médicis. Soderini proteste que sa nomination a été librement décidée par les Florentins et non imposée par la tromperie, ni par la force.
L’armée espagnole n’a pas réussi à prendre Prato et les bruits les plus divers commencent à remonter vers Florence. Elle serait malade, les désertions se multiplieraient. Quand de nouveaux ambassadeurs se présentent n’exigeant plus qu’une simple indemnité sans changement de régime. Soderini ne bouge toujours pas.
Et soudain, l’annonce parvient à Florence : la forteresse de Prato est prise et la ville est massacrée : 4 000 habitants sont ainsi passés par les armes. L’armée espagnole remonte vers Florence.
Dans la précipitation et l’affolement général pour Florence qui craint de subir le sort de Prato, les ambassadeurs de Florence reçoivent pour mission de signer à n’importe quel prix la paix avec le vice-roi mais sans parler des Médicis ni de changement de gouvernement.
La crainte est telle que la garde de la Seigneurie s’enfuit. Cette dernière est alors obligée de remettre en liberté une série de prisonniers partisans du retour des Médicis.
Ces derniers, aidés de nobles qui souhaitaient un changement de régime, s’arment et, le mardi suivant, se présentent devant le palais. Sans violence, ils entrent et contraignent le gonfalonier à partir. Ce dernier, totalement effrayé, se démet de toutes ses charges et insignes et retourne à sa maison, puis prend la route de Sienne et de là, s’enfuit à Raguse, en Dalmatie.
Cette fuite imprévue du Gonfalonier laisse un vide institutionnel que le vice-roi de Naples souhaite combler immédiatement. Julien de Médicis (1478-1516), le futur duc de Nemours, dernier fils de Laurent le Magnifique entre alors en triomphateur dans Florence : ses partisans crient « les boules » réclamant le vote d’une loi par acclamation populaire : aussitôt une loi est votée organisant le retour des Médicis dans tous leurs droits, biens et prérogatives d’avant le départ de Pierre de Médicis.

Julien II de Medicis Duc de Nemours Copie du tableau de Rafael The Metropolitan Museum of art
Machiavel exclu des affaires par les Médicis
La nouvelle seigneurie de Florence lance contre Machiavel deux décrets, les 8 et 10 novembre 1512 : le premier stipule que Machiavel sera cassé, privé et dépouillé de tous ses offices et fonctions de Secrétaire de la chancellerie et du Conseil des Dix de liberté à Florence. Le second stipule qu’il est exilé pour un an du territoire florentin. Un troisième décret, le 17 novembre, vient cependant atténuer le second : il n’est plus exilé mais contraint de ne pas franchir pour un an les portes de la Seigneurie.
Pendant les quelques mois qui suivent, Machiavel est imprudent : il blâme hautement un certain nombre de décisions prises par la nouvelle administration. Des rapports à charge sont expédiés à son propos. Puis, le pape Jules II meurt, le 21 février 1513 et le conclave se réunit pour élire un nouveau Pape. Le cardinal Jean de Médicis (1475-1521) est bien entendu convié.
C’est ce moment que choisissent des conspirateurs pour tenter d’assassiner Jean de Médicis. Ne sachant à qui imputer la tentative de meurtre, on arrête au hasard d’anciens serviteurs de l’administration précédente dont Machiavel qui va subir la torture avec courage. Il est condamné à six coups d’estrapade dont il ne reçoit effectivement que quatre. Le supplice de l’estrapade consistait à lier les mains de la victime derrière son dos à l’aide d’une corde et à lui attacher de lourds poids aux pieds. On élevait ensuite la victime à l’aide d’une poulie, et on la tenait suspendue jusqu’à ce que ses membres soient complètement distendus. On lâchait alors brusquement la victime, mais sans qu’elle ne touche terre, ce qui entraînait une dislocation des membres ». Il est probable, si réellement Machiavel a reçu quatre coups d’estrapade, que ces coups ont été adoucis car il n’aurait sinon, pas pu survivre.
Puis, Machiavel est innocenté par deux témoins et libéré.
Machiavel écrivain
Dès sa sortie de prison, il adresse une supplique à son ami, Vettori, un partisan convaincu des Médicis avec lequel ils avaient réalisé une mission diplomatique auprès de l’Empereur et qui avait repris du service comme ambassadeur à Rome. Il lui réclame de demander au nouveau Pape, Jean de Médicis, élu sous le nom de Léon X, si un emploi pourrait lui être attribué au sein de l’administration pontificale.
Dès sa sortie de prison, entre les diverses contributions qu’il donne à Vettori sur des sujets sur lequel ce dernier le consulte, il commence à rédiger le Prince ou tout au moins le texte de ce qui est le Prince mais que jamais Machiavel n’a désigné sous ce nom mais plutôt sous celui « d’opuscule des principautés »[ix], d’après ses échanges de courriers particulièrement nourris avec Vettori.
Machiavel est abattu par l’adversité. Son génie, l’analyse politique lumineuse qui est la sienne ne sont pas reconnus par le parti au pouvoir. Il exprime ce désespoir dans ses lettres à Vettori qui, lui, poursuit une brillante carrière. Vettori montre la plupart des courriers de Machiavel au Pape qui décide de l’interroger, à l’avènement de François 1er, sur la conduite à tenir. Il adresse alors un épais mémoire au Pape via Vettori, sur la politique qui paraît la meilleure pour l’Eglise.

Léon X Raphael Galerie des Offices
Ce qui est étonnant c’est qu’il ne recevra jamais, aucune proposition, ni du Saint-Père, ni de Julien de Médicis qui connaissaient pourtant son génie politique.
Heureusement, l’optimisme de Machiavel parvient à reprendre le dessus avec une rencontre féminine. Il semble d’ailleurs que Machiavel n’ait jamais cessé, dans les bornes de la bienséance, d’aimer le sexe opposé. C’est ce qui donnera à ses comédies ce goût délicieusement licencieux.
En 1515, Julien, le frère cadet du Pape Léon X, a quitté Florence pour Rome. Il épouse la dernière fille du duc de Savoie, Philiberte de Savoie, la dernière demi-sœur de Louise de Savoie, la mère de François 1er. Il est donc devenu l’oncle du roi de France.
Rédaction du Prince
Celui qui règne à Florence, désormais, c’est Laurent (1492-1519), le fils de Pierre de Médicis, neveu du Pape, le futur duc d’Urbin, Machiavel décide de lui dédier son traité. Malheureusement, des envieux qui entourent le jeune Médicis, l’empêchent d’examiner ce livre avec toute l’attention qu’il mérite.

Laurent II de Medicis Duc d’Urbin (Raffaello Sanzio ou Santi) Lorenzo de’ Medici, 1518 Huile sur toile (97 x 79 cm) Crédit Photo © Christie’s Images Ltd. 2007 Coll Privée
En 1516, Machiavel rédige son second livre des « Discorsi » qu’il dédie à Zanobi Buondelmonti et à Cosme Ruccelaï des amis. Dans ce livre l’auteur recherche la raison pour laquelle les peuples anciens lui semblent avoir aimé la liberté, davantage que les peuples nouveaux.
En 1517, personne n’a lu avec l’attention qu’ils méritent, à l’exception de ses amis, peu impliqués en politique, ses deux livres politiques du Prince et des Discorsi. Et Machiavel se désespère de ne pas parvenir à trouver un emploi pour ses immenses compétences diplomatiques. Il vit dans la misère dans sa petite propriété rurale et il a les plus grandes difficultés pour assurer l’éducation de ses enfants. Il n’a eu aucun retour de Laurent de Médicis qui doit faire un déplacement en France. Un moment, Machiavel espère être retenu comme conseiller de Laurent. Mais ce dernier part sans lui faire signe ce qui plonge notre Florentin dans une nouvelle crise de désespérance.
Les oeuvres littéraires
En 1518, Machiavel compose son Asino d’oro, son Ane d’or, un recueil de poèmes dans le style des vers de Dante Alighieri. En 1519, il compose ses « capitoli per una bizarra compagnia », une œuvre gaie, qui semble montrer que Machiavel traverse une passe plus heureuse.
En 1519, Laurent, duc d’Urbin, meurt, à peine cinq jours après son épouse, Madeleine de la Tour d’Auvergne, morte en accouchant d’une petite fille, Catherine de Médicis, qui deviendra reine de France. Depuis longtemps Machiavel a renoncé à toute espérance de ce côté. Il compose une sorte de roman, La vie de Castruccio Castracani de Lucques. C’est également à cette époque que Machiavel rédigee ses comédies Fra Alberigo et Clizia. Machiavel semble avoir inventé un nouveau genre théâtral, très longtemps avant les premiers précurseurs de la Comedia dell’Arte.
En 1520, Léon X consulte Machiavel sur le moyen de réformer le gouvernement de Florence. Machiavel propose une république gouvernée par 65 citoyens de plus de quarante-cinq ans, dont cinquante-trois pour le corps des Grands Arts et douze pour les Arts inférieurs. Il propose de choisir un gonfalonier pour deux ou trois ans, si on ne veut pas le choisir à vie. Trente-deux des citoyens ci-dessus, gouverneraient avec le Gonfalonier, un an, puis la deuxième moitié, l’année suivante et ainsi de suite. Le zèle et les conseils de Machiavel sont applaudis par Léon X, qui ne donne cependant aucune suite. Machiavel compose en 1520 une nouvelle comédie en vers, l’entremetteuse maladroite, qui raconte sur le modèle des comédies de Plaute, l’histoire de deux époux de l’ancienne Rome qui échangent leurs épouses.
Celui qui gouverne Florence, depuis la mort du duc d’Urbin, c’est le cardinal Jules de Médicis, le fils bâtard de Julien de Médicis, le frère assassiné de Laurent le Magnifique et de Fioretta Gorini. Il est probable que Léon X a parlé favorablement à son cousin, le cardinal Jules, des compétences de Machiavel. En 1521, il reçoit de Florence une dépêche qui l’enjoint d’aller à Carpi, une principauté indépendante détachée au XIVème siècle du marquisat de Mantoue, pour y rencontrer le père général de l’ordre des frères mineurs, qui tient son chapitre. Florence souhaite en effet que cet ordre intègre la Toscane dans une seule province ecclésiastique de cet ordre au lieu d’être partagée comme aujourd’hui en plusieurs provinces. Machiavel échoue à convaincre l’Ordre des frères mineurs.

Cardinal Jules de Medicis Bronzino Galerie des Offices
A son retour à Florence où il vient rendre ses conclusions au cardinal Jules de Médicis, il reçoit une lettre gaie et spirituelle de François Guichardin, le futur historien du seizième siècle, alors gouverneur de Modène pour le pape et un ancien ami : il répond à Guichardin dans une lettre savoureuse et spirituelle ce qui donne lieu, entre les deux écrivains à un assaut de bons mots d’une folle gaité dans plusieurs lettres successives.
Le 27 novembre 1521, il a la douleur de perdre, à l’issue d’une longue maladie, son père spirituel, Marcello di Virgilio qui l’a encadré pendant toutes ses années de secrétaire de la République. Puis, le 1er décembre 1521, il perd à son tour le pape Léon X, le seul Médicis qui ait reconnu son talent et qui lui ait porté quelque intérêt. Au début de 1522, il compose à la manière de Boccace un conte spirituel, Belphégor que La Fontaine considèrera comme le conte le plus piquant de Machiavel. Puis, il rédige, à l’intention de Raphael Girolamo, une instruction admirable sur le métier d’ambassadeur, dans laquelle il dispense une extraordinaire série de conseils, admirables de profondeur et de sagacité.
En fin d’année 1522, la santé de Machiavel commence à s’altérer. C’est à cette raison qu’il faut sans doute lier la rédaction d’un nouveau testament, le 27 novembre 1522, dans lequel il cède à son épouse chérie Marietta sa maison de campagne et où il institue héritiers ses quatre fils Bernard, Louis, Guido et Pierre, avec un legs spécial pour sa fille Bartholomée.
En 1523, le cardinal Jules a été élu pape, sous le nom de Clément VII, grâce à un concours inattendu de son ennemi personnel, le cardinal Pompée Colonna, qui lui causera bientôt de très graves difficultés. Pour gouverner Florence, Clément VII a alors remis le pouvoir aux deux bâtards Médicis, Alexandre, son fils naturel (Voir les présentations des généalogies sur l’article des Médicis de 1400 à 1600 sur ce Blog) et Ippolito de Médicis, le fils naturel de Julien de Médicis, frère de Leon X, qui va devenir cardinal en 1529.

Alexandre de Medicis en armure Galerie des Offices

Hyppolite de Medicis Le Titien Palazzo Pitti
Dernières oeuvres: l’art de la guerre
De 1523 à 1525, Machiavel rédige ses histoires florentines, qu’il dédie à Clément VII en mars 1525. Puis il termine quelques mois plus tard, la rédaction des sept livres de L’art de la guerre, qu’il dédie à Laurent Strozzi, l’oncle de Philippe Strozzi, celui qui avait épousé Clarice de Médicis, la fille de Pierre de Médicis, chassé de Florence en 1494 (voir sur ce Blog les Médicis de 1400 à 1600). Ce travail sur l’art de la guerre est une œuvre de longue haleine, sans doute commencée peu de temps après le Prince.
Cette longue peinture des vicissitudes de la guerre intègre des notes rédigées par Machiavel du temps où il était Secrétaire de la République et reprend tout ce que l’antiquité a produit de ruses et de feintes de guerre. C’est un ouvrage fondamental des écoles d’officiers de toutes les générations de militaires.
En 1526, le pape Clément VII songe à faire venir Machiavel à Rome, puis il se ravise et décide de l’expédier auprès de Guichardin, son gouverneur à Modène. Il doit donner son analyse politique au Pontife sur les mouvements de troupes qui se succèdent en Lombardie. Machiavel est employé à d’autres missions du même type au début de 1527, car le Pape a tout à craindre du rassemblement d’une grande armée à Milan, sous le commandement du duc de Bourbon, l’ancien connétable de François 1er. En retournant à Florence, fin avril 1527, il découvre la ville ravagée par la peste et il se retire aussitôt dans sa maison de campagne où il compose son dernier ouvrage, sa Description de la peste de Florence en 1527.
Machiavel expire le 22 juin 1527, à l’âge de cinquante-huit ans.
Postérité
Pour la postérité immédiate du génie florentin, Clément VII accorde par un bref du 23 août 1531 à Antonio Blado d’Asola, imprimeur à Rome, un privilège pour imprimer le livre des Principautés, des Discorsi et des Istorie. Les Discorsi sont traduits en français pour la première fois en 1544 et font l’objet de deux publications successives en France, en 1544 et 1546. En 1546, l’Art de la guerre est traduit en français et la publication est dédiée au dauphin. L’édition de 1531 des Principautés ou du Prince commence à se répandre en Europe : c’est Thomas Cromwell, Secrétaire d’Etat d’Henry VIII, qui fait connaître le Prince au cardinal Pole, qui est la première voix à s’élever contre cet ouvrage.

Sebastiano del Piombo Portrait of Cardinal Reginald Pole Credit photo Web Gallery of Art Hermitage Museum
En 1553, paraît la première édition en français du Prince. La polémique amorcée par le cardinal Pole grandit à Rome, pour aboutir à la mise à l’index par le pape Paul IV, des trois œuvres de Machiavel, publiées à Rome en 1531.
Machiavel, l’analyste scientifique du pouvoir politique, le fondateur de la science politique, est devenu machiavélique, par la grâce de l’Eglise qui amorce sa refondation religieuse.
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[i] Les éléments biographiques sur Machiavel sont tirés du remarquable ouvrage téléchargé sur GALLICA BNF, de A.F. ARTAUD, Machiavel, son génie, ses erreurs Paris Firmin-Didot 1833 Tome 1, Tome 2 . Les citations du Prince de Machiavel sont issues de l’édition, également téléchargée sur GALLICA BNF de L Derome (traduction de Guiraudet), Paris Garnier Frères 1884 . Pour l’Art de la Guerre, voir sur GALLICA BNF, Oeuvres complètes de Niccolo Machiavel par J.A.C Buchon Paris DESREZ 1837 Tome 1 et les Oeuvres littéraires de Machiavel par M CH Louandre Paris Charpentier . On pourra également faire son profit des Oeuvres politiques de Machiavel Paris Charpentier 1881.
[ii] Le titre de « Magnifique » appartenait de droit aux magistrats en activité et aux nobles de la ville. En tant que noble, Laurent avait donc droit à ce qualificatif, comme le souligne une note de l’ouvrage précité, mais la reconnaissance des contemporains voulut l’honorer davantage avec l’expression « Laurent Le Magnifique ».
[iii] Ainsi la révolte populaire qui chasse Pierre de Médicis de Florence est-elle suivie d’un gouvernement populaire avec des représentants élus qui glisse progressivement vers la terreur religieuse. La condamnation à mort du moine Savonarole est suivie d’une période de flottement institutionnel de quatre ans au terme desquels la République choisit de se donner un dictateur en la personne de Soderini qui gouverne seul Florence, à la manière des Médicis, pendant neuf ans. Puis, les armées coalisées du Pape Leon X et du roi d’Aragon, s’emparent des environs de Florence et déclenchent une insurrection qui rétablit les Médicis : c’est la restauration de 1513. On dit que l’histoire n’est qu’un recommencement…
[iv] Condotta : Contrat d’engagement militaire permettant d’utiliser pour une période et un prix convenus, un condottiere et ses hommes d’arme.
[v] Florimond Robertet, seigneur de Fresnes, baron d’Alluye, est placé comme secrétaire d’Etat de Charles VIII, par Anne de Beaujeu, la régente de France, pendant la minorité du roi. Il va servir trois rois successifs et devenir « le père des Secrétaires d’Etat » et l’un des plus fidèles piliers de la monarchie, avec plus de quarante-cinq ans de carrière.
[vi] Florence est une république de marchands sans armée permanente : des marchands qui « prêtent » plus qu’ils ne donnent.
[vii] Cette crainte était justifiée comme le montre bien l’article sur ce Blog sur César Borgia Deuxième Partie Le duc de Valentinois, car à peine César Borgia arrive à Naples, il reçoit du vice-roi, Gonzalve de Cordoue son sauf conduit et ce dernier le charge de conduire une expédition contre Florence. A la veille du départ de l’expédition, il est arrêté par le vice-roi sur instruction du roi d’Aragon qui a reçu de dona Maria Henriquez, duchesse de Gandie une plainte contre Cesare Borgia, meurtrier de son époux. On demande alors au vice-roi d’expédier César Borgia en Espagne le temps que s’instruise son procès.
[viii] Œuvres complètes de Niccolo Machiavelli Auguste Desrez Paris 1837.
[ix] Ce titre, qui s’écarte de celui du Prince, provient d’une lettre, adressée par Blaise Bonacorsi à Pandolphe Belacci vers 1516, citée à la page 304 du tome II de Machiavel, son génie, ses erreurs, opus déjà cité.
[…] historiques qui se sont déroulés à son époque, est invité à lire l’article de ce Blog sur Niccolo Machiavel : une œuvre qui a bouleversé le monde. Pour aller plus loin, il peut également télécharger le Prince sur Gallica BNF en cliquant sur […]